Ce projet est une série de trois duos, pour danseur et batteur, dont l’architecture commune se redessine à chaque nouvelle interprétation.
Ce projet sériel joue moins de la reconduction formelle de l’écriture que de la mise en question du rapport du danseur à la musique. Il s’agit chaque fois de réévaluer par une nouvelle édition ce rapport, approché par des interprètes radicalement différents.
Ces dernières années, j’ai rencontré des interprètes qui ont bouleversé l’idée que j’avais de la danse et de la composition. Ce sont eux qui, depuis Love en 2003, ont motivé en partie mon désir de réaliser des pièces. Leur apport est considérable.
Les processus que j’initie consistent à définir un espace d’exploration dont ils s’emparent. Je leur propose de s’aventurer dans des zones de leur mouvement et de leur imaginaire qu’ils n'ont pas encore approchées. Chaque projet naît de notre capacité à réinventer ensemble un terrain, une langue, des règles de jeu, parfois une pratique spécifique.
Je mène l’équipée, mais je me positionne plutôt comme un embrayeur. Plus que de les précéder, je les suis. Je les regarde, je les épie, je les accompagne dans la traversée de ce qui leur échappe.
L’interprétation en danse est un art en soi, une attitude. Sédimenter des expériences, troubler le regard, trahir l’attente, mettre la forme en tension, produire des hypothèses, nuancer l’écriture par l’investissement de l’imaginaire. Ce qui se joue entre eux et moi peut se mesurer, c’est une distance que nous créons, celle que le spectateur usera à son tour pour approcher la pièce.
Ondine Cloez, Marlène Monteiro Freitas et Julien Gallée-Ferré font partie de ces artistes, leur travail d’interprète est inouï, il va bien au-delà de mes attentes. Ils traduisent et en traduisant, leur geste invente son trajet, sa durée, son histoire.
La relation danse-musique est pleine de pièges, de malentendus, d’évidences dont il faut se méfier.
L’interprète s’engage sur un terrain escarpé et glissant, il augmente les risques mais aussi les chances de se perdre.
La partition chorégraphique et la partition musicale doivent être audibles l’une et l’autre sans jamais ni se soumettre, ni ne faire que résister. Elles inventent ensemble une architecture instable.
Un saut désordonné avec les épaules à la même hauteur que les hanches
Un saut désordonné avec les épaules à la même hauteur que les hanches est interprété par Ondine Cloez et Cookie Lesguillier. Cette première édition dansée par Ondine est physique et cérébrale dans une même saisie, et c’est cette circulation rapide et immédiate qui domine l’expérience. Elle conduit ce qui dans son corps est indomptable.
C’est une ruade maîtrisée. L’écriture, saccadée et trouée de sa danse, nous entraîne dans un mouvement qui ne se développe pas. Elle nous propose de la suivre dans ses creux, ses arrêts, ses attaques. Le sol est plus frappé que glissé, le corps autant projeté que retenu. Il y a quelque chose d’automnal dans ce saut, une aridité lumineuse.
Marlene
Marlene est interprétée par Marlene Monteiro Freitas et Cookie Lesguillier. Marlene procède presque à l’opposé d’Ondine, elle semble lâcher quand elle danse ce qui la tient. Elle n’est pas moins physique mais plus émotionnelle. Son mouvement est plus organique, sa rythmicité puise ses racines dans une géographie composite. L’édition avec elle est exubérante, incontrôlable, furieuse, jaillissante. Nous avons envie d’excès, d’empathie, le corps poussé par la répétition du mouvement vers des états de transe, le rapport à la musique joue plus de l’accord que de la dissonance.
Fou
Fou est interprété par Julien Gallée Ferré et Cookie Lesguillier. L’élégance et la fantaisie caractérisent ce danseur virtuose ; sa rythmicité est puissante, son geste toujours précis.
La question est donc de pousser ses qualités jusqu’au dérèglement, de l’entraîner vers des registres et des images plus paradoxales. De rendre visible les corps plus lointains qui le peuplent, de faire appel à des mémoires et des cultures qu’il ignore encore.
Qu’il devienne un homme noir, qu’il s’invente des filiations, qu’il change de culture, qu’il s’aventure dans des registres éloignés de lui-même à la rencontre d’un mouvement encore non maîtrisé.
Loïc Touzé